lundi 7 septembre 2015

Tu écouteras Papa, hein ?

Deuxième prix de la Catégorie Tous Public :
Tu écouteras Papa, hein ? Déborah Tupin

Inconsciemment, j’avais remis en place mes lunettes sur mon nez en un geste rituel que j’avais pourtant appris à haïr. Devant moi s’étendait un champ frémissant de la légère brise du soir, en cette chaude journée d’été. Rien d’autre que le bruissement des feuilles ne venait troubler cet apaisant tableau – et pourtant, rarement je ne m’étais senti aussi fébrile.
La vieille ferme avait l’air solennel que le moment voulait bien lui prêter. J’avais beau essayé de l’imaginer telle que l’on me l’avait décrite, familiale, bruyante, joyeuse et accueillante, je ne voyais qu’un austère bâtiment gris, dont les probables pierres patrimoniales avaient été couvertes d’un enduit vieillissant. Les temps fastes du lieu n’étaient plus, et j’en fus soulagé. L’herbe reprenait ses droits sur les parterres mal dessinés, la peinture des volets fermés s’écaillait, et une odeur d’eau stagnante m’emplit les narines tandis que je contournais la fontaine recouverte de mousse. Si ce n’était ce discret faisceau lumineux filtrant sous l’imposante porte, on aurait pu croire les lieux abandonnés.
Je fus tenté un court instant de croire en cette hypothèse, reléguant la douce lumière électrique au rang d’une affabulation de plus. J’aurais pu alors rebrousser chemin, me promettre de revenir, me féliciter d’avoir eu le courage de mener ma démarche jusqu’au bout, en ces lieux étranges, et de reprocher au malencontreux hasard le non aboutissement de mon projet. Mais la lâcheté qui fut mienne jusqu’à ce jour ne m’offrit pas de repos. Et ma main caressant la crosse du fusil collé à mon poitrail se crispa encore un peu plus, jusqu’à blanchir mes phalanges.
Le son sourd du heurtoir retentit dans la cour de la vieille ferme, faisant taire un court instant le chant des oiseaux et résonnant jusqu’au fond de mes tripes.

Face à moi, le couple était assis, comme pétrifié. L’homme paraissait plus âgé qu’il ne l’était en réalité. Je regardais cet inconnu comme si je le voyais pour la première fois ; et c’était effectivement le cas tant il me semblait différent des clichés que j’avais scrutés des heures durant avant de prendre ma décision. Son visage était mangé par une barbe poivre et sel, ses joues semblaient creuses et les yeux cernés. Il paraissait chétif. A ses cotés sa femme tremblait comme une enfant. Elle lui avait pris la main, et un instant je ne vis plus que les tâches sombres qui remontaient sur son poignet.
— Vous savez qui je suis ?
La vieille dame secoua doucement la tête, d’une dénégation teinte de l’espoir qu’une erreur soit possible, qu’on allait en convenir, peut-être même en rire ensemble avant que cet homme qui les fixait de l’œil noir de son fusil ne s’en aille. Juste une mauvaise blague.
— Non, je ne crois pas… ajouta-t-elle en se tournant vers son époux, en quête d’appui.
Mais celui-ci ne bougea pas, tout juste cilla-t-il légèrement. Alors elle se redressa, bien droite, un peu désorientée, le regard figé sur le canon de mon arme.
— Je vais m’asseoir maintenant, lui donnai-je comme seule réponse.
En m’asseyant, mon reflet dans un grand miroir posé sur le buffet vint me frapper de plein fouet. Je compris en une fraction de seconde ce qui, au delà du froid fusil dans mes mains, pouvais effrayer ce couple à l’orée de leur vie. J’étais livide. Blanc était encore trop faible, ma peau semblait diaphane. De larges sillons bleutés encadraient mes yeux, mes cheveux se dressaient, hirsutes, et la barbe de quelques jours, si elle m’avantageait d’habitude, me donnait un air de vagabond. Quant à mes yeux, leur lueur me parut, même à moi-même, témoigner d’une folie galopante. Je devais donner une impression de mort-vivant. Et c’est exactement ainsi que je me sentais.
— Je prendrais bien du café, s’il vous plait, demandai-je posément.
Sous mon regard insistant, la femme sursauta avec un temps de retard, comme si ma phrase ne pouvait pas lui être adressée. Elle finit par se lever tandis que son mari lui tapotait la cuisse, d’un geste d’encouragement que je trouvais, curieusement et malgré le contexte, extrêmement tendre. Je me surpris à penser à mon ex-femme, en me demandant si, avec le temps, de la patience, et des concessions qu’aucun de nous deux n’avaient su faire, nous aurions pu en arriver là, nous aussi. Avant de me ressaisir et de constater que le temps et les événements m’avaient déjà, depuis longtemps, apportés leur réponse.
Je posais mon arme avec délicatesse sur la vielle table de cuisine, en gardant ma main dessus et mon doigt à l’affût. La vieille dame préparait son café avec brusquerie en marmonnant que je me trompais, forcément, je me trompais.
— Vous, vous savez qui je suis, n’est-ce pas ?
L’homme redressa un peu le menton, tira sur sa manche, et pour toute réponse cligna des yeux sous le regard de sa femme qui s’était retournée, et se cramponnait au plan de travail.
— Chéri ?…
Il lui adressa un regard furtif avant de revenir sur moi.
— C’est le père du petit, murmura-t-il de manière à peine audible.
La femme se contenta de porter la main devant sa bouche et de fixer ses pieds. Lui se frotta le nez.
J’ignore pourquoi, mais ce geste insignifiant me fit réagir. Je n’en avais pas l’intention, je ne l’avais pas prévu, et ça m’a presque pris au dépourvu. Je me suis mis à marteler son prénom avec force. Encore et encore, comme ivre, et je l’étais certainement. Ivre de douleur.
— Mathis. Il s’appelle Mathis, ai-je fini par reprendre plus doucement en me rasseyant, car je m’étais levé mais n’en avait plus souvenir.
Je posais à nouveau le fusil sur la table. Mes doigts semblaient faire corps avec l’acier froid - je ne me sentais pas capable de les en détacher.
La machine à café ronflait, indifférente. Elle, pleurait en silence, pétrifiée. Lui n’avait pas bougé. Il avait simplement fermé les yeux. Je me frottais les miens, pour reprendre mes esprits, ou contenance, je ne savais plus.
Je sortis alors une photo de Mathis et la posais sur la table, au centre, devant le fusil. C’était un vieux cliché, un peu écorné, que j’avais accroché sur le frigo pour les soirs où il était chez sa mère. Il paraissait très blond sur cette image, malicieux et doux. Il tendait une coquille d’escargot peinte, et ses petits doigts étaient couverts de gouache rouge, jaune et verte. Son sourire et ses yeux confiants me transpercèrent le cœur. Il avait quatre ans.
— Ouvrez les yeux. Ouvrez les yeux et regardez-le.
Je tapotai le cliché de l’index.
— Pourquoi ? Comment avez-vous pu ne rien faire ?
L’inconnu regarda  le tendre enfant. Sa lèvre trembla un peu, il ouvrit la bouche mais n’en sortit pas un son. Le silence s’installa, juste troublé par le ronronnement du café qui s’égouttait.
— Laissez le. Il n’y est pour rien. Nous…
La femme s’était arrêtée de pleurer. Elle déglutit. Savoir de quoi il retournait l’avait soudain enhardie.
— Nous sommes désolés, vraiment désolés de ce qui lui est arrivé. Mais mon mari n’y est pour rien.
— Pour rien ? C’est exactement ça le problème. Il n’a rien fait. Rien du tout.
Je ponctuais chaque mot de mon poing sur la table.
— Il aurait pu le sauver. Il aurait pu… Il aurait DU le sauver…
Les images s’entrechoquaient dans mon esprit. Je revoyais Mathis, son T-shirt de Superhéros plein de glace, acculé dans ce recoin de fête foraine. Il était tard, il aurait du être couché depuis longtemps. Sa mère m’en avait fait le reproche bien sur, et elle avait raison. Mais j’avais rencontré un copain, nous buvions un coup, c’était l’été, il faisait chaud et le gosse s’amusait bien. Quel enfant n’aurait pas été ravi de veiller pour cause de fête foraine ?
Et puis la remarque d’une femme derrière moi, dont j’étais même incapable de revoir le visage. Le gamin, disait-elle, le gamin… J’avais jeté un coup d’œil, distrait de ma conversation. J’avais vu Mathis, mon petit ange blond, se faufiler entre deux attractions. Si petit, si menu. Se glisser entre deux barrières, se retrouver dans la zone du manège.
Et cet homme. Cet inconnu. Je ne voyais que son dos, sa veste sans manche de pêcheur du dimanche. A quoi ? Deux mètres, trois maximums ? Il n’avait pas bougé. Il n’avait pas enjambé la barrière pour attraper mon fils. Il n’avait rien fait.
Il avait juste regardé Mathis reculer un peu plus, jusqu’à être sur les rails du train fantôme arrivant à toute allure, percutant mon enfant de tout son poids. Mon fils, mon petit, mon crapaud. Léger comme une plume, il s’était envolé, comme les héros de son imaginaire fantastique. Et le temps s’était arrêté.
— Mais que vouliez vous donc qu’il fasse ?
L’épouse fidèle avait repris la défense de son mari plongé dans un mutisme obtus.
— Vous auriez dû le surveiller. Rester avec lui…
Sa voix était devenue plus dure. Ses paroles me firent manquer une inspiration. Dieu qu’elles étaient vraies. J’avais failli. Ce n’était certainement pas la première fois, je n’avais pas toujours été un père exemplaire. Je ne l’avais même pas vraiment désiré cet enfant. Mais enfin on l’avait fait. Parce que ça se fait, n’est-ce pas, après quelques années de mariage ? Et puis il avait été là, et si je n’avais su lui donner le temps et l’attention qu’il aurait méritée, il avait pris mon cœur et mon âme. Il m’était devenu tout.
Je ne l’avais pas bien surveillé. Mais lui, cet homme, avait eu l’opportunité physique, simple et immédiate de le sauver.
  Arrête, l’interrompit le vieil homme avec un sourire entendu à sa compagne. Ca ne sert à rien. Puis se tournant vers moi : je n’ai rien pu faire, c’est tout.
Il parlait posément. Je n’avais pas l’impression qu’il attendait quelque compassion que ce soit de ma part, ni même qu’il la recherchât un tant soit peu. Il semblait surtout las et résigné.
  Elle n’y est pour rien, ajouta-t-il.
 Je n’ai pas l’intention de lui faire du mal, répondis-je simplement.
La vieille dame se remit à pleurer silencieusement, seulement trahie par quelques hoquets.
— Quel est votre groupe sanguin ? enchaînais-je abruptement.
— Quoi ? Pourquoi il te demande ça ? Non….
L’homme me fit un signe de tête vers sa femme, et j’acquiesçai. Il se leva lourdement pour la prendre dans ses bras.
— Le petit a besoin d’une greffe, murmura-t-il à son oreille. Et plus fort, à mon intention : B+.
Je ne me perdis pas en conjonctures inutiles. J’ignorais comment il pouvait savoir. Quelle infirmière nous avait trahis : la grande blonde compatissante, ou la brune un peu sèche. L’imposante matrone qui lavait Mathis ou la jeune acnéeuse qui n’osait pas me regarder dans les yeux. Peu importait.
— Rasseyez-vous, lui dis-je calmement. Je crois que le café est prêt. J’en prendrai bien une tasse, s’il vous plait.
Et tandis qu’elle le servait dans un mug taché, tremblante, il obéit docilement.
Je bus le breuvage brûlant. La douleur réveilla un peu mes sens. L’odeur aiguillonna mon esprit. Le goût me rappela les matins tranquilles, Mathis qui jouait sur le tapis, ou qui regardait un dessin-animé, le pouce dans la bouche. Son grain de beauté au-dessus de l’arcade gauche, ses ronchonnades au levée, le contact de sa peau de bébé. Son odeur, ses petits bras qui m’enlaçaient en me disant « Papa, un câlin ! ». Ces matins bonheurs qui n’en portent le nom que lorsqu’on les a perdus.
Alors je me levai et la chaise se renversa. Ce n’était pas intentionnel. Une maladresse, une de plus. Je ne voulais pas faire dans la violence ou le mélodrame, je ne voulais pas être pathétique. Je voulais une réponse.
Je collais mon arme contre sa tempe. Il ferma les yeux et je sentis son corps contre le mien se crisper. Je crois que sa femme se mit à crier mais  je n’en suis pas sur.
Je m’inclinai vers l’oreille du vieil homme et lui chuchotai doucement, très doucement :
— Pourquoi ?
Il pleura enfin. Une larme, une seule et sans bruit, mais allez savoir pourquoi, cela me sembla suffisant pour estimer qu’il pleurait.
— Il n’a pas voulu… Je lui ai dit de venir vers moi, que c’était dangereux, mais… il m’a dit qu’il n’avait pas le droit de parler ou suivre les inconnus. Et que moi j’étais un inconnu. Et plus j’avançai vers lui, plus il reculait. Alors je me suis arrêté.
Il fit une pause pour reprendre sa respiration. Il avait débité sa tirade d’un trait. Moi j’étais tétanisé.
— J’ai essayé de le convaincre que je n’étais pas un inconnu, que je connaissais son papa et sa maman. Mais il …
Il se tut. Parce que nous connaissions tous la suite. Et dans un murmure :
— J’aurai tant voulu que les choses soient différentes…
Je baissai mon fusil.
Je me revis répéter sans cesse à mon enfant qu’il ne fallait pas parler aux inconnus, obsédé que j’étais par la peur de l’autre, agressé par ces vidéos sur internet où l’on voit un homme entraîner des enfants grâce à un bonbon, un chien ou quelques paroles. Obnubilé par les alertes enlèvements, et les faits divers de disparition d’enfants. Mon ex-femme me disait que ce n’était pas sain. Mais je m’obstinai à faire comprendre à Mathis qu’il ne fallait pas approcher des étrangers.
C’était un garçon intelligent, il avait compris.
Lui avais-je répété ce soir-là ? Oui, bien sûr. 3 ou 4 fois. J’y voyais une assurance, ou un dédouanement à une attention vacillante. Et j’avais ponctué mes recommandations d’un «Tu écouteras Papa, hein ? ». Il m’avait répondu d’un ton appliqué : « Oui, mon Papa ».  C’était un enfant sage.
Alors je refis le tour de la table et me rassis.
— Ne faites pas ça, murmura le vieil homme, paraissant inquiet pour la première fois.
Je lui répondis par un triste sourire. Je pris le cliché de Mathis dans ma main et m’abîmai dans ses yeux, dans mes souvenirs. Je ne verrai pas Mathis se remettre, grandir et devenir un homme. Je ne sentirai plus sa chaleur contre moi, ni n’entendrai son rire. Mais je lui laissai une chance de le faire à nouveau.
Moi j’étais compatible.
J’embrassai le cliché, adressai un sourire fatigué à cet inconnu et m’apprêtai à affronter une autre grande inconnue.
— Il faut guérir maintenant, ai-je chuchoté à un Mathis figé. Tu écouteras Papa, hein ?

Avant de retourner l’arme contre moi.

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